15ème Congrès international des Archives
Rochat
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Considérées dans la perspective du sens, les paroles des témoins de la Shoah pourraient donner aux archives leur
pleine dimension de lieu d'une mémoire vivante; vivante parce que liée à ce dialogue issu de la relation entre la
personne qui interroge le passé (avec ses questions) et celle qui témoigne de son expérience de ce passé (avec
ses interprétations). Il y a là une articulation, idéale du point de vue psychologique, entre les archives comme
endroit où sont conservés des documents du passé et comme endroit où l'on s'interroge sur ce passé, les
témoignages participant au premier chef de cette interrogation tout en n'étant pas des documents, puisqu'ils
présentent une interprétation de l'expérience de ce passé, ce qui nous ramène de manière fort intéressante à la
notion d'autorité évoquée plus haut en rapport avec les archives.
En effet, ce qui fait autorité dans le témoignage apparaît maintenant avec plus de clarté. Ce n'est pas qu'il
soit une pièce d'origine, unique ou rare
, c'est qu'il a un auteur, une personne qui le donne et qui en est
l'origine, qui en est responsable aussi dans le sens qu'elle en répond. On retrouve à ce propos cette
caractéristique du témoignage comme réponse (aussi bien que comme recherche d'une réponse) à une
expérience donnée, comme réponse humaine, et dans bien des cas humanisante, à cette expérience. Et dans la
mesure où le témoignage est une réponse, une réaction à l'expérience de la Shoah, il s'adresse aussi à notre
expérience d'êtres humains et nous en parle. C'est là que le témoignage rejoint notre vie sans avoir cependant,
dans la plupart des cas, d'intersection historique avec elle. Ces témoignages parlent de la condition humaine
dans un temps déterminé tout en allant au-delà de ce temps, puisqu'ils appartiennent désormais à l'histoire
humaine. Le témoin fait ainsi figure d'auteur dont les paroles nous parlent pour peu que nous soyons disposés à
les entendre. De là cette part de dialogue, d'écoute et de réflexion dont les archives pourraient être plus que le
lieu inconscient ou involontaire.
Cela dit, si le témoignage donne accès au sens de l'expérience à laquelle il se rapporte et non à l'expérience
elle-même; s'il se situe au niveau du sens et non au niveau des faits passés; s'il est une représentation et une
interprétation des événements et non les événements eux-mêmes, il n'est cependant pas relatif, ni à relativiser ou
à dissoudre dans la multiplicité des expériences et des témoignages. Il est exact que le témoignage donne accès
à un sens et non à une réalité; il n'est pas une source, il est un commentaire, mais, comme nous l'avons vu, il est
un commentaire de première main et, par conséquent, un commentaire autorisé, un commentaire d'auteur
pourrait-on aussi dire. C'est précisément pour cela que le témoignage donne à comprendre; il est une
compréhension exprimée, que nous pouvons entendre parce qu'elle a été émise, dite; le passé, à travers elle, a
reçu un sens, et même si ce n'est pas tout le sens qu'il peut recevoir, c'est le sens d'un auteur
C'est le caractère non relatif du témoignage qui apparaît ici. Les propos des témoins nous transmettent
quelque chose, même si nous n'avons pas vécu leur expérience. Leurs propos ne doivent pas être mis de côté ou
renvoyés à un ensemble indifférencié de propos sur le passé, sous le prétexte qu'ils seraient tous plus ou moins
biaisés par la subjectivité des témoins. S'il est exact que le témoin donne un sens à son expérience à partir de
son passé et de sa situation, il est en revanche inexact de relativiser ce sens en l'attribuant aux particularités de
sa personnalité ou à la singularité de ce qui lui est arrivé. Une telle relativisation repose sur le présupposé selon
lequel l'interprétation n'a de validité véritable que pour l'interprète qui la fait, ce qui a pour effet de limiter à
elle seule (ou à ses proches) l'intérêt du sens qu'une personne donne à son passé, un peu comme si ce sens était
dépourvu d'une portée plus générale. En d'autres termes, pour la même expérience, il y aurait théoriquement
une infinité d'interprétations possibles, toutes relatives. La faiblesse de cette vue des choses vient de ce qu'il y
a, en réalité, une pluralité d'expériences de la Shoah, et c'est de là que vient la diversité des interprétations mais
également, on peut d'ailleurs souvent le constater, la convergence des témoignages. Il s'ensuit qu'un
témoignage n'est pas un témoignage parmi d'autres, une interprétation très personnelle dépourvue de
signification pour autrui. Il a précisément un sens qui fait autorité et qui nous interpelle, parce qu'il est donné
par une personne (qui en devient l'auteur) possédant une expérience de première main qui est individuelle tout
en étant, à d'autres égards, une expérience collective.
Passer par cette réflexion psychologique sur le témoignage semble donc utile pour comprendre sa place
exacte dans les archives; celle-ci ne provient pas de son caractère de source, de pièce d'origine, car le
témoignage n'appartient pas au passé, il n'est pas du passé, il est à propos du passé. Aussi sa valeur ne vient-il
pas de ce qu'il serait un document, mais de ce qu'il a un sens donné par un témoin de et par l'expérience. C'est
cela qui nous permet d'aller au-delà d'une discussion du type «critique des sources» telle qu'elle peut être
menée par des historiens notamment, et aller au-delà, en l'occurrence, c'est aller dans une autre direction qui est
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C'est pourtant ce caractère unique ou rare du témoignage que l'on fait valoir dans la présentation de la Survivors of the
Shoah Visual History Foundation quand on y écrit : « During their testimonies, many survivors and other witnesses spoke of
experiences they had never shared with anyone else ». Lu sur le site Internet de cette fondation à l'adresse
http://www.vhf.org/static/interview.htm et sous la rubrique « The Interview » (en date du 24 janvier 2003).
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Bien qu'effectuée dans un contexte différent, l'analyse de Valerie Smith consacrée à la relation entre auteur et autorité est
d'un grand intérêt pour notre propos. Voir son ouvrage Self-Discovery and Authority in Afro-American Narrative, Harvard
University Press, Cambridge, 1987.