15ème Congrès international des Archives
Rochat
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Henry Greenspan a mis en lumière un phénomène analogue se rapportant non pas aux difficultés associées au
témoignage, mais à celles associées à son écoute. Ce phénomène concerne cette fois la personne qui entend un
témoignage et non celle qui le donne. Écouter un témoignage, montre ce chercheur
l'écoute d'une suite de témoignages donnés par la même personne, car un témoignage sur l'expérience vécue de
la Shoah ne se limite pas à des propos donnés une fois, cette expérience ne se réduisant ni à l'une de ses
évocations, ni à l'une de ses expressions. Les témoins, au cours de leur vie, continuent à penser à leur
expérience et à élaborer le sens qu'ils lui donnent.
Quant aux personnes qui s'interrogent sur le passé, il est du plus grand intérêt pour elles de découvrir cette
élaboration du sens du passé dans les propos des témoins, car cette élaboration contient une lecture, et peut-être
même un art de la lecture du passé, le développement de modes de compréhension qui sont d'un intérêt général.
À cet égard, s'il est clair que les historiens continuent et continueront à développer leur compréhension de la
Shoah, et ceci à partir de leurs questions, de leur situation, de leurs angles d'approche qui changent au cours du
temps et en raison des développements de leurs réflexions, il en va à plus forte raison de même avec les témoins
de la Shoah, à la différence qu'ils ont une expérience de première main de ce dont ils parlent et qu'il s'agit d'une
partie de leur vie. Il est donc important qu'un témoignage ne soit pas limité à un propos, à quelques
déclarations, à un enregistrement. Tenant compte de cela, Henry Greenspan s'est entretenu avec un groupe de
témoins de l'Holocauste pendant des années et pour certains d'entre eux (d'autres étant décédés entre-temps)
jusqu'à aujourd'hui, c'est-à-dire qu'il s'entretient avec eux et eux avec lui depuis maintenant 24 ans
ressort que le vrai témoignage est une témoignage sans point final; il peut être interrompu par le silence ou par la
mort, mais il n'épuise pas l'expérience à laquelle il se rapporte (comme, dans une situation cependant très
différente à bien des égards, l'historien n'épuise pas l'histoire dont il parle).
Le travail d'Annette Wieviorka consacré à l'histoire des témoignages sur l'Holocauste présente, comme elle
l'écrit, « une réflexion sur la production des témoignages, sur son évolution dans le temps, sur la part prise par le
témoignage dans la construction du récit historique et de la mémoire collective. »
en ce qu'elle nous offre une compréhension du témoignage issue d'un regard à distance, lequel offre la
possibilité d'une vue critique sur le processus engageant témoins et auditeurs, écoute et témoignage tels qu'ils
évoluent dans le temps. Ce point de vue critique nous donne ainsi un moyen supplémentaire de poursuivre la
réflexion sur les témoignages et notre manière de les appréhender.
Avec le regard réflexif d'Annette Wieviorka; avec le refus de témoigner de Ruth Klüger; avec le refus
d'interrompre les témoins ou de clore leurs témoignages (de procéder à la clôture de leurs témoignages) de
Henry Greenspan, on entrevoit les conditions nécessaires au développement d'une appréhension plus juste des
témoignages, me semble-t-il, orientée non pas vers l'extraction des informations qu'ils peuvent contenir, mais
vers la découverte de leur sens.
Cela m'amène, par rapport à l'ordre des termes figurant dans l'intitulé de la séance dans laquelle prend place
cet exposé, à savoir, «Collecte, organisation, analyse et sauvegarde de l'expérience de l'Holocauste», à souhaiter
que soit mise en premier, c'est-à-dire que soit privilégiée, la sauvegarde de cette expérience, car c'est elle qui est
au fond déterminante pour sa collecte même. Sur la base des difficultés que j'ai rencontrées dans mon travail
dans les archives (difficultés qui m'ont été salutaires), j'ai été amené à privilégier une approche centrée sur la
sauvegarde du sens de cette expérience de l'Holocauste, une approche qui contraste avec celle adoptée par la
Survivors of the Shoah Visual History Foundation.
On sait qu'à l'origine du travail de collecte de témoignages de cette fondation, il y a le constat que les
survivants de l'Holocauste sont tous âgés maintenant, et que le temps passant ils ne seront bientôt plus là pour
témoigner. On a estimé, en conséquence, qu'il fallait au plus vite les enregistrer, filmer leurs témoignages avant
que cela ne puisse plus se faire. C'est aussi ce qu'on leur a dit en leur demandant de bien vouloir accepter de
témoigner, ou de témoigner encore une fois. Le problème qui apparaît cependant dans cette manière de
procéder, me semble-t-il, c'est qu'on veut fixer quelque chose, l'établir en tant que fait, et que la parole est ainsi
mise en forme plutôt qu'elle n'est invitée à se déployer. C'est alors le sens de cette parole qui peut s'en trouver
restreint ou contraint par la manière dont elle a été recueillie et cadrée.
La part du dialogue dans les archives
9
Henry Greenspan, On Listening to Holocaust Survivors, Praeger Publishers, Westport, 1998.
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Un extrait de l'ouvrage d'Henry Greenspan cité dans la note précédente donne une bonne idée de sa démarche : « At a
recent public talk I was asked to comment on the differences between the work I do, as an interviewer of Holocaust
survivors, and interviewing for testimony collections such as the Survivors of the Shoah project that Steven Spielberg
initiated in 1994. For a while I treaded water, trying to explain contrasts in approach and purpose that were evident but not
easy to summarize. Suddenly, a colleague who was moderating the program came to my aid. « The Shoah Foundation
wants to interview 50,000 different survivors once, » she reflected. « Hank wants to interview the same survivor 50,000
times. », page xv.
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Annette Wieviorka, L'ère du témoin, éd. Plon, Paris, 1998, page 15.