15ème Congrès international des Archives
Rochat
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Appréhendé dans cette perspective de dialogue, l'entretien accordé par cet homme s'ouvre alors vers nous,
nous est adressé et nous pouvons nous mettre à y prendre part, bien qu'indirectement, c'est-à-dire par la pensée
et l'émotion, la sensibilité et la réflexion. Ce témoignage est une prise de parole qui va à la recherche du sens de
ce passé et qui constitue une contribution à sa compréhension. Cet aspect de prise de parole ressort bien si on
pense à son contraire qui est le silence, tout particulièrement celui de celles et ceux qui n'ont pas pu parler, celui
également de celles et ceux qui sont restés sans parler. C'est grâce à ces paroles que le dialogue dont il est
question ici peut avoir lieu et se développer, et comme nous allons le voir, c'est ce dialogue qui permet, au fond,
de sauvegarder l'expérience de l'Holocauste et de faire vivre la mémoire.
À l'opposé, dans une perspective ne tenant pas compte de ces éléments dialogiques du témoignage,
considérer cet enregistrement vidéo comme un document aurait mené à se concentrer sur des questions comme
celles-ci : comment cet homme en était-il venu à témoigner? dans quelles conditions ce témoignage avait-il été
enregistré? quelle avait été la préparation faite avant l'enregistrement? quel était l'ensemble des questions qui lui
avaient été posées? par qui avaient-elles été posées? comment avaient-elles été élaborées? cet enregistrement
était-il intégral? avait-il été retravaillé? et dans ce dernier cas, qu'est-ce qui avait été coupé et laissé de côté? Ce
sont en effet les réponses à des questions telles que celles-ci qui permettent de connaître les éléments
documentaires d'un enregistrement vidéo et de déterminer ses caractéristiques de pièce d'archives. Ces
questions auraient pu être posées, elles ne sont pas sans intérêt bien sûr, mais cela n'avait pas été fait et rien
n'indiquait que ce serait une fois entrepris. En outre, les éléments permettant de trouver des réponses à ces
question ne figuraient pas dans ces archives. Le faire aurait supposé au préalable de s'interroger sur la nature de
cet enregistrement et, comme je l'ai dit, il n'y avait nulle trace d'une telle interrogation, celle-ci semblait
absente, peut-être pour la simple raison que ces enregistrements avaient été en fait assimilés à des documents et
rangés dans la catégorie des «documents vidéo».
Toutefois, il est possible de faire de ces enregistrements une source de renseignements pour les personnes
conduisant des recherches sur les événements de la Shoah. Christopher Browning s'intéresse par exemple aux
souvenirs des témoins de l'Holocauste, parce que ces souvenirs, soigneusement analysés et comparés avec
d'autres sources, permettent d'établir une chronologie ou d'obtenir des renseignements impossibles à obtenir
autrement
. En ce qui me concernait, menant une recherche sur la conduite des gens face aux persécutions des
Juifs par les Nazis et leurs associés, cela aurait été une impasse que de rechercher le contenu de vérité des
souvenirs évoqués dans ces témoignages, ou de les prendre comme une matière première
il fallait extraire de l'information; il convenait de les écouter et d'apprendre à entendre les paroles de ces
témoins.
Au fond, relativement à cette expérience personnelle, j'aurais souhaité, et ce souhait ne comprend aucune
nuance de reproche à l'égard des archivistes et des archives que j'ai visités, que les archives, dans le cas de cet
enregistrement vidéo, soit un lieu non seulement voué à la conservation de tels enregistrements mais également
un lieu de réflexion et de clarification sur ce genre d'enregistrements et leur signification humaine.
La perspective du sens
C'est ailleurs que j'ai trouvé celle réflexion et cette clarification, élaborées et stimulantes, et je me contenterai
d'évoquer ici quelques auteurs dont les propos me paraissent particulièrement intéressants pour éclairer les
difficultés qu'il y a à assimiler des témoignages comme ceux dont je parle à des documents et à les étudier
comme tels.
En évoquant le titre originel
de l'ouvrage de Ruth Klüger racontant sa jeunesse à Vienne, son séjour dans les
camps nazis et sa vie, après la guerre, aux États-Unis, qui est, Refus de témoigner, on se trouve en plein dans le
sujet de la signification humaine d'un témoignage sur l'Holocauste. Car Ruth Klüger est aussi surprenante que
pertinente lorsqu'elle donne ce titre à son livre et, comme sous-titre, Une jeunesse, annonçant de cette façon un
refus de témoigner suivi néanmoins immédiatement par l'indication qu'il s'agit d'un témoignage. Cette
contradiction apparente se révèle très judicieuse pour saisir la nature des témoignages dont il est question ici,
dans la mesure où ceux-ci ne sont pas ce que l'on pourrait croire qu'ils sont. C'est pourquoi le vrai témoignage
ne peut apparaître qu'après le refus de témoigner, qui est simplement le refus, ou l'impossibilité, de présenter
une histoire correspondant aux idées toutes faites que l'on peut avoir des témoignages sur l'Holocauste; il est
refus, ou impossibilité de donner un récit tel qu'on l'attendrait et, peut-être, tel qu'on le souhaiterait. Il y a par
conséquent bien des chances pour qu'un véritable témoignage étonne, dérange, interroge, amène à réfléchir la
personne prête à l'entendre, mais contrarie profondément celle qui ne l'est pas.
6
Christopher R. Browning, Collected Memories : Holocaust History and Postwar Testimony, The University of Wisconsin
Press, Madison, 2003.
7
Expression que l'on trouve, à ce sujet, dans la traduction française du livre de Ruth Klüger, Refus de témoigner, éditions
Viviane Hamy «Bis», Paris, 2003, page 327.
8
Voir à ce sujet l'article de Christine Rousseau « L'indocilité de Ruth Klüger » paru dans le journal Le Monde du 18 avril
2003.