15ème Congrès international des Archives
James-Sarazin
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L'histoire, réservoir de mythes
Dans sa nouvelle Funes, Jorge Luis Borgès donne la parole à un homme frappé par une terrible
malédiction, la plus perverse sans doute qu'un écrivain pouvait imaginer : sa mémoire sans limite retient tous les
détails de sa vie, sans exception. Martyrisé (au sens propre du mot : martyros, témoin) par cette faculté
démentielle, il ne peut survivre que dans une retrait total du monde, dans le silence et l'obscurité, ce qui lui
permet de limiter l'enregistrement monstrueux et ineffaçable de la réalité qu'effectue en permanence sa
conscience. Il ne lui reste qu'à se remémorer, une à une, et en temps réel, puisqu'aucun instant n'a glissé dans
l'oubli, toutes les insignifiantes heures de sa vie.
Il n'y a pas de mémoire possible, c'est un lieu commun, sans oubli, sans contraction et schématisation.
Les mythes, qui peuvent se répartir en plusieurs catégories suivant leur mode de production, répondent à ce
besoin de simplification. À nous de faire percevoir derrière eux un peu de la complexité et de la multivalence du
réel.
·
Certains résultent d'un processus symbolique : mémorisation d'un fait ou d'un homme qui
renvoient à un autre ordre de vérité, plus étendu ou plus profond. Jeanne d'Arc a pu
représenter « l'esprit de résistance», Richelieu « la raison d'État », Voltaire et Rousseau « les
Lumières ».
·
Certains résultent d'une contraction économique : rassembler sous le volume minimal un
ensemble de faits aux connexions complexes. Ainsi, une guerre concentre en elle une violence
qui appartient aussi bien au quotidien des rapports entre peuples. En employant l'expression
«la Grande guerre», on saisit d'un bloc une énorme quantité d'événements (se rappeler
l'expression de Clemenceau : « la Révolution est un bloc ») qui ont jeté les uns contre les
autres des millions d'hommes, et du même coup, on en fait un mythe.
·
Certains appartiennent à une catégorie que l'on pourrait appeler catastrophique, au sens défini
par la théorie physique des catastrophes. On retient le point critique où l'accumulation
débouche sur un basculement. Un seul grain de sable ajouté suffit à faire s'ébouler la dune qui
jusque-là était en état d'équilibre : ainsi se trouve anéanti le rapport causal classique
(aristotélicien) qui veut une proportion entre la cause et l'effet. Nombre de journées
révolutionnaires de notre histoire (14 juillet, 5 et 6 octobre 1789, massacres de Septembre,...)
pourvues d'un nom et accédant ainsi au rang d'êtres particuliers prennent place parmi ces
mythes catastrophiques. Ce mot est ici dépourvu de tout pathos et encore plus de jugement de
valeur. Un fait supplémentaire, pas plus important que les autres, entraîne une brusque rupture
de la stabilité qui prévalait jusque-là.
Ce n'est pas dire au visiteur qu'un nivellement des valeurs s'impose. De ce que notre histoire est bâtie
sur des mythes, il ne s'ensuit pas que tous se valent : certains répondent à un choix politique, à une émotion
collective, d'autres sont le fruit d'un processus méthodologique conscient et rigoureux.
Le mythe n'est pas falsification, mais interprétation : cette dernière pouvant être mûrie par la
conscience populaire ou par le chercheur. Il paraît difficile de nier, par exemple, que les travaux de Jean Tulard
participent au mythe napoléonien, s'en nourrissent et l'alimentent en retour. Il est patent que nombre d'historiens
ont cherché, même très récemment, à promouvoir des figures injustement méconnues, d'après eux, au rang de
mythe, sans toujours y parvenir (Georges Duby et Louis VII, Jacques Chevallier et Henri III, Jacques Antoine et
Louis XV,...).
Dans un circuit muséal, il nous semble utopique de prétendre communiquer au public la complexité des
analyses réalisées par les historiens : leurs livres sont là pour cela. Mais présenter quelques figures ou
événements reconnus par tous comme fondateurs permet de faire ce constat simple : l'histoire d'une nation,
c'est ce qu'elle veut bien retenir de son passé, avec ou sans la médiation de l'historien professionnel.
Quitte à procéder ensuite, grâce aux recherches de ce dernier, non pas à une démythification et encore
moins une démystification, mais à une mise à distance. Nous voulons montrer qu'un même fait ou personnage
apparaît sous des jours différents suivant le questionnement auquel on le soumet. Ce questionnement est lui-
même dicté par une conviction variable quant à la nature de la vérité, dont les critères sont aujourd'hui largement
inspirés par les sciences exactes ou la mathématique, alors qu'ils étaient autrefois définis par la religion ou la
métaphysique.